La Supplication, Svetlana Aleksievitch : témoins de Tchernobyl


La Supplication – Résumé

Le 26 avril 1986, une catastrophe nucléaire sans précédent survient à la centrale de Tchernobyl. Pendant les dix années qui suivent, la journaliste biélorusse Svetlana Aleksievitch va recueillir les témoignages de ceux qui ont vécu l’accident.

Qu’ils aient été liquidateurs – chargés de débarrasser la zone des débris les plus radioactifs – ou habitants des villes voisines, ils ont accepté de raconter cette période qui a changé leur vie à tout jamais : la menace invisible de la radiation, l’évacuation des villages, les morts, la vie transformée pour ne plus jamais redevenir ce qu’elle était.

Il en résulte un recueil poignant, qui a contribué à voir Svetlana Aleksievitch couronnée par le Prix Nobel de Littérature en 2015.


Auteur.
Taille du livre249 pages.
Note – ★★★★☆

La Supplication, Svetlana Alexievitch

La Supplication – Avis sur le livre

Je pense que tout le monde a entendu parler au moins une fois de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Une succession d’explosions survenues en avril 1986, qui ont détruit un bâtiment de cette centrale nucléaire de la région de Kiev, en Ukraine.

Ce que l’on connaît beaucoup moins, ce sont les conséquences et le vécu de la population locale suite à l’accident.

La Biélorussie fait partie des victimes silencieuses de Tchernobyl : 70% des radionucléides issus de la centrale accidentée sont retombés sur le sol de ce pays, 485 villages ont été anéantis suite à la catastrophe nucléaire (et les nazis en avaient déjà détruit 619 pendant la Seconde Guerre Mondiale)… et encore aujourd’hui, un habitant sur cinq vit dans une région contaminée par la radiation.

Svetlana Aleksievitch est une journaliste biélorusse. Pendant 10 ans après l’accident de Tchernobyl, elle a interrogé des habitants de son pays afin de recueillir avec bienveillance et respect le témoignage de ceux qui ont vécu cette catastrophe. Elle a respecté leurs hésitations, leurs répétitions parfois et surtout leur difficulté à mettre des mots sur un tel événement :

« Chaque chose reçoit son nom lorsqu’elle est nommée pour la première fois. Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles ni même notre vocabulaire ».

Mettre des mots sur la radiation invisible de Tchernobyl, c’est nommer l’indicible… alors les récits sont poignants, parfois décousus. Ils témoignent de la difficulté à comprendre une situation qui ne s’était jamais produite dans l’histoire. Une menace invisible dont personne n’a réalisé la gravité.

« Devant ma caméra, des gens travaillaient dans les vergers en fleurs, mais je sentais que quelque chose m’échappait. Que quelque chose clochait. Et soudain, cela m’a frappé de plein fouet : il n’y avait pas d’odeurs ! Le verger était en fleurs, mais il ne sentait rien ! Plus tard, j’ai appris que l’organisme réagit aux fortes radiations en bloquant certains organes. […]

Indiscutablement, il se passait quelque chose : même les lilas ne sentaient pas ! Les lilas ! J’ai eu alors le sentiment que tout ce qui m’entourait était faux. Que je me trouvais au milieu d’un décor… Je suis encore incapable de comprendre tout à fait. Je n’ai rien lu de tel nulle part… » (Sergueï Gourine, opérateur de cinéma)

Lorsque l’accident se produit, personne ne réalise à quel point il va être meurtrier si bien que les habitants continuent à mener leur vie comme si de rien n’était, considérant parfois l’explosion nucléaire comme le plus fascinant des spectacles :

« Nous habitions Pripiat, tout près du réacteur. Je revois tout cela de mes yeux : une lueur framboise, flamboyante. Le réacteur semblait être éclairé de l’intérieur. Ce n’était pas un incendie ordinaire, mais une luminescence. C’était très beau. Je n’ai rien vu de tel, même au cinéma. Le soir, tout le monde était à son balcon. Ceux qui n’en avaient pas sont passés chez les voisins. On prenait les enfants dans ses bras pour leur dire : Regarde ! Cela te fera des souvenirs ! »

Et c’étaient des employés de la centrale… Des ingénieurs, des ouvriers, des professeurs de physique… Ils se tenaient là, dans la poussière noire… Ils parlaient… Ils respiraient… Ils admiraient… Certains faisaient des dizaines de kilomètres en bicyclette ou en voiture pour voir cela. Nous ignorions que la mort pouvait être aussi belle ».

Puis l’on finit par faire évacuer les habitants des villages les plus proches de la centrale… en laissant entendre que c’est seulement une mesure temporaire. Le gouvernement craint semble-t-il davantage la panique de la population que la radiation nucléaire. Alors on ment aux habitants, des mensonges bien orchestrés.

Les hommes qui sont déjà empoisonnés par la gravité des radiations doivent être évacués en avion vers Moscou. On demande à leurs épouses paniquées d’aller leur chercher des vêtements… et on profite de leur absence pour faire décoller l’avion.

Pripyat, ville fantôme depuis la catastrophe de Tchernobyl

La peur s’installe mais souvent, le corps médical nie la souffrance des familles et des habitants… alors que plus rien ne sera jamais comme avant. « Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n’êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main ! » assène ainsi un médecin à la femme de l’un des pompiers envoyés pour éteindre l’incendie de la centrale nucléaire, sans aucune protection spéciale contre la radioactivité. Un pompier mort du syndrome d’irradiation aiguë dans d’atroces souffrances.

Les habitants reçoivent des instructions (arrêter de cultiver leur potager, tout laver dans les maisons, ne plus utiliser l’eau des puits) mais face à une menace que l’on ne voit pas, beaucoup estiment que ce sont des balivernes de scientifiques, à plus forte raison parce que le gouvernement se montre rassurant.

Au-delà de la dureté des témoignages, c’est justement l’attitude des autorités que l’on déplore tout au long du livre. On ment, en prétendant que l’exposition à la radiation est beaucoup moins forte que ce qu’elle est réellement. On étouffe toute rébellion en versant des primes, en les triplant même si quelqu’un est prêt à risquer sa vie pour aller nettoyer les abords de la centrale. On baigne dans la corruption, la situation devenant prétexte à un vaste marché noir.

« On pouvait tout acheter pour une bouteille de vodka : un diplôme d’honneur, un congé pour rentrer à la maison… Le président d’un kolkhoze apportait une caisse de bouteilles aux dosimétristes pour qu’ils n’inscrivent pas son village sur la liste des lieux interdits, alors que son collègue d’un autre patelin apportait une caisse semblable, justement pour obtenir l’évacuation, parce qu’on lui avait déjà promis un trois-pièces à Minsk. Personne ne contrôlait les mesures de radiation. Le bordel russe habituel. C’est ainsi que nous vivons »…

L’un des témoins interrogés par Svetlana Aleksievitch dans La Supplication raconte par exemple qu’il était impossible de filmer ou de photographier quoi que ce soit : si quelqu’un essayait de le faire et qu’on le surprenait, on confisquait son matériel et on détruisait sa pellicule.

Seules les scènes montrant l’héroïsme de la population pouvaient être enregistrées… mais bien sûr, on dissimulait totalement le fait que ces gens avaient été payés grassement pour être là et que bien souvent, on les avait enrôlés de force. Ou qu’ils s’étaient portés volontaires parce qu’ils vivaient dans un système où l’obéissance était au-dessus de tout.

« Nous avons obéi sans un murmure parce qu’il y avait la discipline du parti, parce que nous étions communistes. Je ne me souviens pas qu’un seul des employés de l’Institut ait refusé d’aller en mission dans la zone. Pas par peur d’être exclu du parti. Parce qu’ils croyaient. C’était la foi de vivre dans une société belle et juste » (Marat Philippovitch Kokhanov, ancien ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire)

Tchernobyl n’a pas seulement été une catastrophe nucléaire, c’est aussi un événement qui a transformé profondément la manière de vivre de la population. En effet, dans beaucoup de petits villages autour de la centrale, on vivait replié sur sa maison qui constituait un monde à elle seule et pas seulement un « lieu de vie ».

En déplaçant les habitants dans des villes nouvelles, en les déracinant et en les arrachant à leurs traditions, on les a aussi coupés de tout un pan de leur histoire, ce que le livre raconte très bien :

« L’homme s’en était allé pour toujours de ces endroits et nous étions les premiers à visiter ce « pour toujours ». Nous n’avions pas le droit de laisser échapper un seul détail… Les visages des vieux paysans qui ressemblent à des icônes… Ils ne comprennent vraiment pas ce qui s’est passé. Ils n’ont jamais quitté leur maison, leur terre.

Ils venaient au monde, faisaient l’amour, gagnaient leur pain dans la sueur, assuraient la lignée, attendaient les petits-enfants et, ayant vécu leur vie, ils quittaient la terre pour rentrer en elle. La maison biélorusse ! Pour nous, citadins, l’appartement est une machine pour la vie, mais pour eux, la maison représente un monde tout entier. Un cosmos » (Victor Latoun, photographe)

Un autre témoin confirme :

« Les évacués de Tchernobyl ont été déplacés « en Europe », dans des bourgades de type européen. On peut y bâtir une maison meilleure, plus confortable, mais il est impossible de transporter dans un nouveau lieu le monde qui reliait tous ces gens. Ils étaient comme liés à leur terre par un cordon ombilical. L’obligation de partir a été comme un coût colossal porté à leur psychisme. La rupture des traditions, de toute la culture séculaire » (Natalia Arsenievna Roslova)

Alors ce livre vous permettra de toucher du doigt la réalité de Tchernobyl sous un angle bien différent de l’angle historique que nous connaissons.

C’est une lecture parfois très dure car les mesures prises pour décontaminer la zone autour de la centrale nucléaire ont parfois exigé des sacrifices colossaux… mais c’est aussi le sentiment de plonger dans un livre qui redonne une place à toutes ces victimes qui n’ont pas forcément eu la parole au moment des événements.


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