Un lieu à soi – Résumé
1928. Virginia Woolf est invitée à donner deux conférences sur le thème « Les femmes et la fiction » au Newnham College et au Girton College (université de Cambridge, en Angleterre).
En quête d’inspiration pour alimenter ses interventions, elle se plonge dans une réflexion où, durant deux jours, elle laisse son auditoire l’accompagner dans différents lieux, comme le campus de l’université fictive d’Oxbridge ou encore la bibliothèque du British Museum.
De cette déambulation naît Une chambre à soi, réflexion sur la place des femmes dans la société et leur condition.
Auteur – Virginia Woolf.
Taille du livre – 240 pages.
Note – ★★★★☆
Un lieu à soi (Une chambre à soi) – Avis sur le livre
Née dans la haute société anglaise, elle bénéficie d’un accès privilégié à la littérature dès son plus jeune âge, à une époque où les femmes sont encore éduquées pour tenir une maison et bien moins pour nourrir des velléités d’épanouissement intellectuel. Elle perd sa mère à l’âge de 13 ans, son père à l’âge de 22 ans, et intègre un cercle d’intellectuels, le Bloomsbury Group.
Elle y côtoie celui qui deviendra son mari, Leonard Woolf, ainsi que Vita Sackville-West, une femme avec qui elle entretiendra une liaison. La bisexualité de Virginia Woolf offre d’ailleurs une perspective de lecture intéressante sur le livre Un lieu à soi, qui s’interroge notamment sur les limites arbitraires de ce que l’on impose et attend de chaque genre.
Elle a 46 ans et plusieurs publications à son actif quand elle se voit convier à donner deux conférences à l’université de Cambridge, qui seront regroupées et publiées par la suite sous le titre « A Room Of One’s Own ». Il a longtemps été traduit en français sous le titre « Une chambre à soi », avant que Marie Darrieussecq ne suggère la traduction alternative « Un lieu à soi ».
Avoir « une chambre à soi », Virginia Woolf l’explique elle-même, est en réalité une métaphore. Elle ne peut que constater que dans la société de son époque, les femmes sont reléguées à un rôle qui ne laisse guère de place au développement de l’intellect et de la créativité : elles font de multiples enfants, qu’elles consacrent ensuite des années à élever jusqu’à ce qu’ils aient 6 ou 7 ans, sont absorbées par les tâches et les responsabilités domestiques que la société leur impose d’assumer.
Dans un tel contexte, tenter d’affirmer son indépendance intellectuelle semble voué à l’échec ou, du moins, à une vie de grand malheur.
« Une femme née avec un grand talent au XVIe siècle avait toutes les chances de devenir folle, de se tuer, ou de finir ses jours dans quelque cottage solitaire à l’extérieur du village, moitié sorcière moitié magicienne, crainte et moquée à la fois. Car nul besoin d’être grand psychologue pour savoir qu’une fille hautement douée qui se serait essayée à son talent poétique aurait été en butte à tant de harcèlement, aurait eu tant de bâtons dans les roues, et aurait été si torturée et mise en pièces par ses propres instincts contraires, qu’elle en aurait nécessairement perdu la santé et la raison ».
Si la condition des femmes a changé entre le 16e siècle et le moment où Virginia Woolf se plonge dans sa réflexion sur les femmes et la fiction, elle n’en note pas moins que le siècle à venir va probablement apporter de nouveaux changements majeurs :
« Je me disais qu’il est bien plus difficile de dire aujourd’hui, plus sans doute qu’il y a un siècle, lequel de ces métiers est le plus élevé, le plus nécessaire. Est-il mieux d’être un livreur de charbon ou une nurse ? La bonne qui a élevé huit enfants est-elle de moindre valeur pour le monde que l’avocat qui a fait cent mille livres ?
Il est inutile de poser de telles questions, car personne ne peut y répondre. Non seulement les valeurs comparatives des bonnes et des avocats montent et descendent de décennie en décennie, mais encore nous n’avons aucun étalon pour les mesurer ne serait-ce qu’en ce moment. J’ai été sotte de demander à mon professeur de me fournir des « preuves irréfutables » de ceci ou cela dans sa discussion sur les femmes. Même si quelqu’un pouvait établir la valeur d’un talent à un moment donné, ces valeurs changent ; en un siècle elles auront possiblement changé du tout au tout.
De plus, dans cent ans, me dis-je sur le seuil de ma porte, les femmes auront cessé d’être le sexe protégé. Logiquement, elles prendront part à toutes les activités et à tous les efforts qui leur ont été interdits jusque-là ».
Ces contraintes sociétales mènent à un constat : il existe peu de littérature féminine, peu d’ouvrages montrant la manière dont les femmes perçoivent et analysent le monde… si ce n’est des livres où ce sont les hommes qui se projettent dans ce qu’une femme pourrait ressentir, prêtant aux héroïnes des émotions. Les femmes peuvent-elles exister en-dehors de ce regard masculin ?
Virginia Woolf constate un étrange paradoxe : la fiction place les femmes au centre des récits, elles sont celles qui inspirent mille poèmes et sont présentes dans mille histoires… mais en même temps, la réalité ne leur accorde aucun droit à penser par elles-mêmes. « Quelques-uns des mots les plus inspirés, quelques-unes des pensées les plus profondes en littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie réelle, elle savait à peine lire, n’épelait pas deux mots et était la propriété de son mari ».
Rares sont celles qui, simplement, parviennent à s’affranchir de cette réalité, à trouver le temps de la contemplation, et à créer les conditions propices à penser par elles-mêmes. « Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction », commente ainsi Virginia Woolf dans Une chambre à soi.
Avoir une chambre à soi, c’est pouvoir fermer la porte, s’isoler des obligations de la condition féminine (élever les enfants, tenir la maison, obéir à son mari) pour cultiver son propre jardin intérieur. Avoir de l’argent, c’est pouvoir s’offrir le luxe de la réflexion et de la contemplation sans contingences matérielles.
Virginia Woolf nous entraîne avec elle dans sa déambulation, juste avant les deux conférences qu’elle doit donner : à l’université d’Oxbridge, réunion fictive des deux plus célèbres universités d’Angleterre, Oxford et Cambridge ; lors d’un déjeuner, puis d’une après-midi passée au sein d’une université féminine (notons à ce propos qu’en Angleterre, il a fallu attendre la fin du 19e siècle pour que certaines femmes commencent à accéder à l’enseignement supérieur… et seulement 1920 pour Oxford et 1948 pour Cambridge). Nous accompagnons aussi Virginia Woolf lors du dîner, puis de la matinée qu’elle passe à la bibliothèque du British Museum, à l’heure du déjeuner et chez elle, puis enfin lors d’une matinée à Londres.
Elle dévoile une vision de la femme particulièrement avant-gardiste. Ainsi, cette phrase sur l’importance de défendre coûte que coûte sa liberté de penser, incarne l’image même de la femme moderne, indépendante et affirmée :
« Tant que vous écrivez ce que vous avez envie d’écrire, c’est tout ce qui compte ; et que cela compte pour des siècles ou seulement pour des heures, nul ne peut le dire. Mais sacrifier un cheveu de votre vision, une nuance de sa couleur, en déférence à quelque maître avec un pot en argent dans les mains ou à quelque professeur avec une règle dans la manche, voilà la tricherie la plus abjecte ».
Elle prône aussi le contrôle des naissances comme moyen pour les femmes de dégager du temps – que Patrick Le Lay aurait pu qualifier de « temps de cerveau disponible ». Car c’est aussi ce temps qui, faisant défaut, empêche souvent les femmes de se consacrer à leurs aspirations :
« Vous devez, bien sûr, continuer à faire des enfants mais, à ce qu’ils disent, par paires ou par trios, pas par dizaines ou par douzaines. Ainsi, avec du temps sur les mains et un peu de lecture dans vos cerveaux – vous avez assez d’éducation d’un autre genre, et vous êtes envoyées à l’université en partie, jele soupçonne, pour y être déséduquées – vous pouvez sûrement vous embarquer pour une autre étape de votre très longue, très laborieuse et très obscure carrière ».
Virginia Woolf suggère aussi d’abandonner l’idée que l’homme et la femme sont deux entités totalement différentes : il existe selon elle une part de féminité en l’homme, et une part de masculinité chez la femme. Simplement, chez l’homme, la masculinité prend le dessus… et chez la femme, la part féminine l’emporte.
Il se trouve que cette vision sera « accréditée par la science » à travers la découverte de la présence chez l’homme comme chez la femme de la testostérone et des oestrogènes, une hormone prenant simplement le dessus pour chaque sexe.
Mais plus encore que cette différence biologique, Virginie Woolf estime qu’accepter d’être « féminin-masculin » ou « masculin-féminin » permet aussi aux écrits produits par l’un ou l’autre sexe de prendre racine dans l’esprit des autres.
Il faut un peu de temps pour se plonger dans Une chambre à soi, pour apprivoiser la pensée de l’auteure et la suivre dans les méandres d’une réflexion en construction… mais il en ressort une vision très intéressante de la femme et, plus largement, de la manière dont certains clivages sociétaux arbitraires appauvrissent au final notre vision du monde, l’amputent de certaines perspectives qui pourraient être passionnantes.
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