Au coeur du Troisième Reich : mémoires d’Albert Speer, l’architecte d’Hitler


Au coeur du Troisième Reich – Résumé

En 1931, Albert Speer, jeune architecte ambitieux, rejoint le parti nazi qui lui offre des perspectives de carrière alléchantes.

Cette décision initialement anodine va peu à peu le conduire à devenir l’un des hommes les plus importants du Troisième Reich et du cercle intime d’Hitler.

Ministre de l’Armement pendant la Seconde Guerre Mondiale, il a dû répondre de ses actes lors du procès de Nuremberg, où il a été condamné à 20 ans d’emprisonnement.

C’est après avoir purgé sa peine qu’il a publié Au coeur du Troisième Reich, un livre dans lequel il évoque son parcours et qui offre pour l’historien une plongée passionnante dans les coulisses des plus hautes sphères du pouvoir nazi.


Auteur.
Taille du livre848 pages.
Note – ★★★★☆

Au coeur du Troisième Reich : Albert Speer

Au coeur du Troisième Reich, Albert Speer – Critique

Quand on termine la lecture des mémoires d’Albert Speer, on a l’impression d’avoir tenu entre ses mains un document historique d’une valeur inestimable… mais aussi d’avoir lu un texte susceptible de transformer sa vision du régime nazi. 850 pages, dans lesquelles j’ai surligné pas moins de 331 passages. C’est dire si ce livre est riche en informations et anecdotes marquantes !

Alors, contrairement à d’habitude où je livre des avis plutôt courts sur mes lectures, je vais plonger totalement dans ce livre dans un long article ponctué d’extraits et de commentaires ! Si vous voulez découvrir un regard inédit sur le régime nazi, un portrait d’Hitler comme on le voit rarement décrit dans un livre d’histoire, ce qui suit devrait vous intéresser.

Albert Speer, un architecte devenu politicien

Lorsqu’Albert Speer entend parler pour la première fois de Hitler, il a seulement 25 ans et enseigne l’architecture à Berlin. Nous sommes au début des années 30. Hitler est venu faire un discours devant les étudiants, et les élèves de Speer l’ont fortement incité à y assister, séduits par les idées de cette valeur montante de la politique.

La façon dont Albert Speer décrit la scène ressemble à un coup de foudre amoureux.

Il évoque « Hitler, dont l’apparition, la première fois que je le vis, m’avait profondément touché et dont l’image ne m’avait plus lâché depuis. Sa force de persuasion, la magie singulière de sa voix, par ailleurs dépourvue d’agrément, le côté insolite de ses manières plutôt banales, la simplicité séduisante avec laquelle il abordait la complexité de nos problèmes, tout cela me troublait et me fascinait. Je ne connaissais pour ainsi dire rien de son programme. Il m’avait pris et enchaîné avant que j’aie compris »

Speer analyse le début du régime nazi comme beaucoup d’historiens l’ont fait : à une période où l’Allemagne souffrait énormément sur le plan économique, Hitler apparaissait, pour certains, comme celui qui allait redonner à l’Allemagne son prestige d’autrefois. Speer parle d’une « vision d’ordre, dans une période de chaos » et d’une « impression d’énergie, dans une atmosphère de désespoir général ».

« Hitler sut intuitivement structurer tous ces courants encore diffus et insaisissables qui se faisaient jour dans la conscience de l’époque pour les utiliser à ses propres fins (…) J’appris plus tard qu’il savait, intuitivement, parfaitement s’adapter à son entourage.

C’est une question qui m’a beaucoup intriguée quand j’ai commencé à m’intéresser au régime nazi : comment les gens ont-ils pu adhérer à ces idées ? En lisant les mémoires d’Albert Speer, en visitant des musées comme le DokuZentrum de Nuremberg, on comprend mieux ce qu’une partie de la population a pu trouver d’attirant dans ce discours enthousiaste et patriote : « [L’opinion publique] voyait en lui l’homme qui assouvissait la profonde nostalgie d’une Allemagne puissante, consciente de sa force et unie ».

Mais revenons à Speer. La crise économique l’empêchant de trouver des missions d’architecte, il s’intéresse de plus en plus à la politique. Un peu comme Goebbels, le (futur) ministre de la propagande, obligé de vivre aux frais de ses parents jusqu’à un âge tardif faute d’emploi…

Comme Speer possède une voiture, on lui confie la mission de porter différents messages dans les locaux du parti nazi et peu à peu, il se voit confier de petites missions d’architecture pour le parti : transformer le ministère de Goebbels, aménager des logements pour des hauts fonctionnaires… et en juillet 1933, une responsabilité plus importante encore. Mettre en scène la puissance du parti nazi lors de son premier congrès à Nuremberg.

Albert Speer imagine alors l’architecture de l’événement et à sa grande surprise, c’est Hitler lui-même qui demande à le recevoir pour juger son projet. « Pour la première fois, je venais d’avoir la révélation du pouvoir magique du mot architecture dans le régime hitlérien ». L’homme prononce alors un seul mot en voyant le contenu de son carton à dessins : « D’accord ».

Ce mot marque le début de 12 ans de collaboration au cours desquels Albert Speer a successivement été architecte et ministre de l’armement, rejoignant un petit cercle fermé entourant Hitler. Ce dernier était véritablement passionné par l’architecture, qu’il percevait comme un moyen de léguer les traces d’une civilisation aux générations futures. Cet intérêt commun a sans doute contribué à donner à Speer sa place privilégiée au sein du régime nazi.

La tribune imaginée par Speer à Nuremberg

Ambitions

Speer ne cache pas que son parcours résulte avant tout d’une ambition énorme. Le journaliste Sebastian Heffner écrivit d’ailleurs à son sujet : « il aurait pu rejoindre tout autre parti politique si celui-ci lui avait permis de faire carrière ». Speer ne s’en cache pas, d’ailleurs : « Pour pouvoir construire quelque chose de grand, j’aurais, comme Faust, vendu mon âme. Je venais de trouver mon Méphisto. Il n’avait pas moins de séduction que celui de Goethe ».

Il ajoute que les perspectives professionnelles offertes par le régime nazi étaient à ses yeux tellement exceptionnelles qu’il n’aurait pas pu y renoncer : « Je me suis souvent demandé ce que j’aurais fait si j’avais su quel était le vrai visage de Hitler (…). La réponse à cette question était à la fois banale et déprimante. Ma place d’architecte de Hitler m’était presque immédiatement devenue indispensable. N’ayant même pas 30 ans, j’avais devant moi les perspectives les plus excitantes dont aurait pu rêver un architecte ».

Ces opportunités ont une explication très simple : Hitler lui-même aurait rêvé d’être architecte… et à travers Speer, il semblerait qu’il ait essayé de réaliser ce rêve, en faisant de lui le musicien apte à jouer la partition qu’il avait en tête.

L’histoire de Speer m’a beaucoup fait penser à la thématique du film Mephisto, où un acteur dévoré par l’ambition accède aux cercles suprêmes du pouvoir nazi en se retranchant derrière l’idée qu’il « est seulement un acteur » et que son rôle artistique ne l’oblige pas à avoir une opinion morale sur ce qui se passe autour de lui.

Hitler vu par Albert Speer

Il se dégage du livre un portrait assez précis d’Hitler… et un portrait qui peut surprendre car il est loin d’apparaître comme le chef d’orchestre du régime nazi mais plutôt comme une marionnette dont certains ont parfaitement compris comment tirer les ficelles. Je n’ai pas peur de le dire : il y a des hommes qui, dans le livre, apparaissent comme bien pires qu’Hitler lui-même, en particulier Martin Bormann, son secrétaire (un « individu sans cœur ni moralité »).

Rock star ou homme politique ?

Lorsqu’Albert Speer revient sur ses débuts au sein du parti, son attitude à l’égard de Hitler tient d’une véritable adoration qui suinte de chaque ligne du livre.

La façon dont il raconte les débuts officiels du régime nazi relève véritablement de la « starification ». On en oublierait presque qu’il est question d’un homme politique et pas d’une rock star. Speer évoque les centaines de personnes rassemblées dans les rues, guettant la présence de l’entourage d’Hitler comme un indicateur « qu’il » était dans les parages. Il décrit des trajets interminables avec Hitler, au cours desquels il leur faut 8 heures pour parcourir 210 kilomètres tant la liesse populaire ralentit la progression de sa voiture dans les villes et villages qu’il traverse.

Le pouvoir de séduction exercé par Hitler sur son entourage semble finalement relativement simple : il crée une forme de dépendance qui touche de près à l’émotionnel en poussant les gens à se sentir importants par de petites attentions (des dîners auxquels ils sont conviés en petit comité, etc)… tout en n’exprimant que peu d’enthousiasme face à leurs projets pour les pousser à se dépasser. En jouant ainsi un chaud/froid perpétuel, il conduit les gens à vouloir en faire toujours plus pour rester dans ses bonnes grâces.

Speer explique que des gens comme Goering, ayant rencontré Hitler très tôt, sont littéralement prisonniers de son emprise : « Il était lié à Hitler par des liens plus étroits [que moi] ; des années d’expériences et de souvenirs communs les avaient enchaînés l’un à l’autre – il n’arrivait plus à s’en détacher ».

Hitler semble sentir instinctivement comment exercer un pouvoir sur les autres et ça passe aussi par les apparences. Un jour, il révèle par exemple à Speer qu’il apprécie délibérément que son entourage mise sur des uniformes pompeux. « Il faut que mon entourage fasse majestueux. Alors ma simplicité frappera davantage ». Speer le décrit aussi comme obsédé par son poids, disant : « Vous me voyez avec une brioche ! Politiquement, ce serait un désastre ! »

Hitler essayant de quitter la Chancellerie en 1933
Hitler essayant de quitter la Chancellerie en 1933

Ça n’empêche pas des incohérences profondes : s’il refuse tout signe ostentatoire de puissance et ne supporte pas l’idée de se goinfrer de caviar pendant que le peuple souffre, il est cependant prêt à dépenser les millions du Reich dans des projets architecturaux d’une mégalomanie indécente.

Un cruel manque de hauteur

Au fil du livre, on découvre une multitude de facettes d’Hitler qui dressent un portrait bien éloigné du charismatique leader que présentaient les films de propagande de l’époque. Pour résumer mon ressenti, il apparaît comme un homme qui tente de s’élever socialement en ayant des idées très arrêtées sur tout, depuis les décisions politiques jusqu’à l’art et l’architecture… mais dont le (mauvais) goût trahit toujours un manque profond de culture et d’intelligence.

Autant des figures comme Goebbels apparaissent comme des maîtres de la manipulation, des chefs d’orchestre diaboliques mettant leur intelligence au service d’une cause insensée, autant Hitler lui-même n’exprime aucune intelligence à travers le témoignage de Speer.

« Hitler lui-même n’avait rien vu du monde et n’avait ainsi acquis ni connaissances ni opinions personnelles », commente Speer en expliquant que la plupart des hauts dirigeants du parti ne relevaient pas le niveau, ayant interrompu leurs études très jeunes et affichant une indifférence profonde pour « les choses de l’esprit ».

Au passage, tous les nazis vivants jugés à Nuremberg ont passé un test de QI. Sur 21 hommes, 9 « surdoués » ayant un QI supérieur ou égal à 130. 9 « intelligences très supérieures » ayant un QI entre 120 et 130. Et en lisant le livre de Speer, c’est quelque chose de palpable : on sent que certains hommes raisonnent vite, savent manipuler à merveille le complexe appareil politique à leur avantage. C’est sans doute aussi ce qui les a rendus si dangereux…

Évoquant la Nuit de Cristal (nuit du 9 au 10 novembre 1938, destruction massive de lieux de culte juifs, de commerces, centaine d’assassinats et dizaines de milliers de déportations), Speer écrit qu’il a entendu Hitler « regretter ces excès » avec « une certaine gêne ».

« Plus tard, Goebbels laissa entendre en petit comité que c’était lui l’instigateur de cette nuit sinistre et monstrueuse. Je crois tout à fait plausible qu’il ait placé un Hitler hésitant devant le fait accompli, pour lui imposer la nécessité de l’action ».

Difficile d’interpréter un tel passage : Speer reconnaît lui-même qu’à ce stade de sa vie, il s’était forgé un portrait totalement idéalisé d’Hitler. Peut-être n’a-t-il tout simplement pas voulu admettre que l’homme ait pu initier un tel massacre. La figure d’Hitler reste, dans l’ensemble du livre, très « protégée » et regardée avec une certaine complaisance.

Je trouve que Speer le perçoit avec pitié mais aussi avec une forme de bienveillance : même lorsqu’il critique Hitler, il le fait d’une manière qui donne souvent l’impression d’atténuer la portée de la critique. Un peu comme si on disait de quelqu’un « il n’est pas très futé mais ce n’est pas de sa faute ».

Peut-être aussi Speer avait-il raison et Hitler n’a-t-il joué qu’un rôle de marionnette, se laissant influencer par un Goebbels persuasif et vif comme une anguille. Speer décrit d’ailleurs Goebbels comme « un travailleur assidu, qui mettait un soin méticuleux à réaliser ses idées, sans que cela lui fit perdre de vue l’ensemble d’une situation », capable d’analyser avec une précision extrême le moindre sursaut d’un discours.

« Goebbels s’entendait à divertir Hitler. Il usa tour à tour de tous les registres : la grande éloquence, les phrases bien aiguisées, l’ironie employée au bon moment, l’admiration quand Hitler l’attendait, la sentimentalité quand le moment et le sujet l’exigeaient, les ragots, les histoires galantes. Il mêla tous les sujets avec un art consommé : le théâtre, le cinéma, le passé ».

Personnellement, quand je lis ce genre de passage, je me dis « Quel gâchis ». Quel gâchis d’être capable de tant d’intelligence et de finesse et de les mettre au service d’un appareil destructeur… La secrétaire de Goebbels le décrivait elle aussi comme « un homme cultivé, élégant ». Speer affirme justement que Goebbels avait « une sorte de raffinement dans la vilenie », mettant son intelligence au service de vengeances machiavéliquement soignées, contrairement à Hitler, plus direct. Là encore, ça ne fait que souligner le manque de finesse intellectuelle du personnage.

On apprend qu’il « préférait les divertissements sans prétention et les films d’amour ». Qu’il « n’avait aucun humour » bien qu’il soit capable de rire aux larmes aux blagues des autres, surtout quand elles tournaient quelqu’un en dérision. Qu’il était très impressionné par l’architecture parisienne, en particulier les boulevards imaginés par Haussmann. Mais son raisonnement était là aussi trop « simplet » :

« La passion qu’il montrait pour les édifices promis à l’éternité l’empêchait de s’intéresser aux structures du trafic, aux zones d’urbanisation et aux espaces verts : la dimension sociale lui était totalement indifférente ».

Lorsqu’il se rend enfin à Paris et découvre la capitale française « en vrai » pour la première fois le temps d’une courte visite, il affirme que « c’était le rêve de [sa] vie de visiter Paris ».

Hitler pose devant la Tour Eiffel avec Albert Speer et Arno Breker

Quant à la sphère politique, on y retrouve ce même côté « mal dégrossi », sans finesse. Hitler semble prendre une multitude de décisions totalement arbitraires. « Il croyait pouvoir se fier à des indices isolés et en tirer des conclusions importantes », résume Speer. Il dresse de lui le portrait d’un homme impulsif, qui choisit ses collaborateurs parmi des non-spécialistes d’un sujet et élimine les opposants en les remplaçant peu à peu par des gens maniables, jusqu’à ne plus rencontrer aucune opposition.

« Les compromis de Hitler étaient des expédients redoutés de tout le monde ; loin de résoudre les difficultés, ils ne faisaient que rendre les problèmes plus complexes et plus inextricables ».

Même lorsqu’il s’agit de technologie, il reste bloqué sur sa propre expérience de soldat pendant la Première Guerre Mondiale, ne pouvant concevoir un concept comme la bombe atomique qui, selon Speer, « était au-dessus de ses facultés intellectuelles ».

« L’un des traits marquants du caractère de Hitler était son dilettantisme. Il n’avait jamais appris un métier, et au fond il est toujours resté un profane (…). Comme il arrive généralement avec les êtres dépourvus de formation, il courut à sa perte dès que survinrent les premiers revers. Son ignorance des règles du jeu apparut alors comme une incapacité d’un ordre différent, cette carence cessa d’être un avantage ».

Speer raconte qu’Hitler adorait étaler des chiffres qu’il apprenait par cœur, pour avoir l’air d’être un spécialiste. Il adorait tout autant écouter les optimistes qui affirmaient croire encore à sa victoire quand la guerre avait pourtant déjà tourné dans la mauvaise direction.

Eva Braun, figure tragique

Eva Braun, sa maîtresse, apparaît comme une pauvre femme qui inspire davantage la pitié que le mépris. Selon Speer, elle dépendait financièrement de Bormann, le secrétaire d’Hitler, qui lui donnait de quoi vivre. Hitler ne veut pas être trop vu avec elle et encore une fois, on retrouve la trace d’un comportement qui tient plus de la rock star que du politicien… car il est persuadé qu’il perdra un peu de son attrait pour le peuple si son cœur apparaît comme pris.

La façon dont Eva Braun est traitée est profondément triste. Elle « devait rester dans sa chambre. Manifestement, Hitler ne la considérait comme présentable que dans certaines limites ». Speer raconte : « Elle menait une vie complètement coupée de tout, se glissant par une porte et un escalier de derrière, ne descendant jamais dans les pièces du rez-de-chaussée ».

Speer ajoute : « [Hitler] exposait devant elle son point de vue sur la femme : ‘Les hommes très intelligents doivent prendre une femme primitive et bête. Vous me voyez avec une femme mettant le nez dans mes affaires ! »

C’est presque ironique qu’Hitler ait fini par l’épouser juste avant de mourir… Début avril 1945, elle rejoint Hitler à Berlin et malgré les incitations de celui-ci à la faire retourner à Munich, elle refuse obstinément de quitter Hitler. « Chacun dans le bunker savait pourquoi elle était venue. Tel un symbole tangible, elle s’était installée là en messagère de la mort ».

Un profond sentiment de vacuité

Très tôt dans le livre Au coeur du Troisième Reich, Speer évoque le côté abrutissant du régime nazi : « on avait inculqué aux petits militants que la grande politique était beaucoup trop compliquée pour qu’ils puissent en juger. En conséquence, on se sentait constamment pris en charge, jamais personne n’était invité à prendre ses propres responsabilités ».

Et au-delà de ça, le manque d’intelligence qui émane d’Hitler se retrouve très vite quand Speer fait le récit de son quotidien quand il vivait au Berghof. Un quotidien à mourir d’ennui…

« La compagnie s’extasiait devant le panorama, en employant toujours les mêmes termes, et Hitler approuvait en employant toujours les mêmes formules (…) A l’heure du café, Hitler aimait tout particulièrement se perdre dans d’infinis monologues dont les thèmes étaient parfaitement connus de la compagnie qui ne les suivait que distraitement en feignant l’attention. Il arrivait que Hitler lui-même s’endormît au cours de ces monologues ».

Oui, vous avez bien lu. L’homme est tellement ennuyeux qu’il se fait dormir tout seul. Ce serait presque comique si le contexte n’était pas si tragique. Speer insiste dans un autre passage du livre sur cette propension d’Hitler à répéter en boucle les mêmes anecdotes : « Je connaissais ses monologues presque par cœur au point de pouvoir, si quelqu’un l’avait interrompu, les continuer au mot près ».

Ce que décrit Speer me fait fortement penser à ce qu’on appelle aujourd’hui le bore-out, une dépression causée par le manque d’activité. Il écrit ainsi : « Au bout de quelques jours, j’avais ce que j’appelais la maladie de la montagne, c’est-à-dire que je me sentais épuisé, littéralement vidé par cette façon de perdre son temps ».

Scène de vie au Berghof

Sa relation avec Hitler dégage la même impression de vide absolu. Pas de sentiments réels et quand il semble y en avoir, ils disparaissent si vite qu’on se demande si Hitler n’était pas juste une girouette suivant le sens du vent, sans aucune capacité à éprouver quoi que ce soit. Il renvoie l’image d’une grande illusion, qu’on ne parvient jamais à cerner et qui sonne terriblement creux.

« Je me suis parfois demandé ce qu’il me manquait pour pouvoir dire de Hitler qu’il était mon ami. J’étais constamment près de lui, j’étais chez lui comme chez moi et, de surcroît, j’étais son premier collaborateur dans son domaine favori, l’architecture.

Il me manquait tout. De ma vie, je n’ai vu un homme laissant si rarement voir ses sentiments ou se fermant aussi rapidement après les avoir laissé entrevoir ».

Il évoque à un moment donné un cadeau d’Hitler, qui lui offre une aquarelle peinte par lui pendant sa jeunesse : « On n’y sent aucune émotion personnelle, on n’y découvre aucune verve dans le trait. Le manque de personnalité n’apparaît pas seulement dans la facture, mais également dans le choix de l’objet, les couleurs plates, la perspective insignifiante de cette aquarelle ».

A la fin du livre, Speer va même encore plus loin :

« Je me demande parfois si ce n’est pas précisément ce côté insaisissable, cette inanité de l’être profond qui le caractérisèrent toute sa vie, de sa prime jeunesse jusqu’à sa mort. La violence pouvait prendre d’autant plus brutalement possession de lui qu’il ne pouvait lui opposer aucune émotion humaine. Personne ne réussit jamais à l’approcher intimement, parce qu’en lui tout était mort, tout était vide ».

Un repli progressif

Au fil des années, Hitler se replie de plus en plus sur un cercle relationnel très restreint, se coupant du monde, craignant pour sa sécurité au point de faire bâtir des bunkers dont les parois atteignaient 5 mètres d’épaisseur.

Selon Speer, c’est particulièrement flagrant à partir de 1942 :

« Entre le printemps 1942 et l’été 1943, il eut des moments de dépression. Mais ensuite une étrange mutation sembla s’opérer en lui (…). Plus la catastrophe vers laquelle nous étions entraînés semblait inéluctable, plus il devenait inébranlable et plus irréductible sa certitude que toutes ses décisions étaient justes. Son entourage immédiat le vit non sans inquiétude devenir de plus en plus intraitable.

Il se retranchait dans un isolement volontaire pour prendre ses décisions. En même temps il faisait preuve d’une rigidité intellectuelle croissante et répugnait de plus en plus à élaborer de nouveaux projets. Il était en quelque sorte engagé sur une voie tracée une fois pour toutes et ne trouvait plus la force d’en changer ».

Peu à peu, il refuse de se confronter à la foule, au grand désespoir de Goebbels qui est persuadé que ça pourrait redonner au peuple un peu de courage en temps de guerre. Il essaie tant bien que mal de créer autour de lui une atmosphère chaleureuse en fin de journée mais Speer écrit : « Il me fait pitié », un jugement sans appel sur l’efficacité de ces tentatives ! L’architecte écrit même qu’à partir de la fin de l’année 1943, « un déjeuner en sa compagnie était un véritable supplice », ajoutant « J’avais l’impression d’avoir devant moi un homme qui se consume peu à peu ».

On découvre un homme très tôt convaincu qu’il va mourir jeune. Il rédige d’ailleurs son testament initial en 1938 et par la suite, ses allusions à sa mort prochaine paraissent multiples : « Il revenait toujours sur les plans de son tombeau, dont la construction était prévue dans l’une des tours du bâtiment du parti à Linz ».

Dès 1936, il avait déclaré à Speer que son destin était déjà tracé : « il y a pour moi deux possibilités : aboutir dans mes projets ou échouer. Si j’aboutis, je serai un des plus grands hommes de l’histoire. Si j’échoue, je serai condamné, réprouvé et damné ». Cette lucidité fait parfois surface dans les propos qu’il tient à l’architecte, comme lorsqu’il lui dit : « Un jour, Speer, il ne me restera plus que deux amis : Mlle Braun et mon chien ». Il se trouve qu’Eva Braun l’a accompagné dans la mort et qu’il a tué sa chienne, Blondi.

Hitler et sa chienne Blondi, aux côtés d'Eva Braun au Berghof

Speer qualifie son bunker de « construction funéraire » dont les murs « l’enfermaient dans sa folie ». A la fin de l’hiver 1944-1945, Hitler se replie souvent sur un cercle très restreint de gens en qui il a confiance : Goebbels (qui se suicidera le 1er mai 1945, 24h après la mort d’Hitler), Bormann (mort lors de la libération de Berlin, vraisemblablement d’un suicide) et Ley (qui s’est suicidé dans la prison de Nuremberg un mois avant le début du procès). Il envisage d’appliquer le principe de la « terre brûlée ». Autrement dit, de détruire entièrement le pays, son industrie, ses moyens de communication, ses bâtiments, pour ne rien laisser à l’ennemi.

Speer en arrive à envisager de supprimer Hitler, gardant en mémoire une phrase de Mein Kampf qui disait : « Si un peuple est mené à sa perte par les moyens dont dispose l’autorité qui le gouverne, la rébellion de chacun des membres d’un tel peuple constitue non seulement un droit, mais un devoir ». L’architecte ne mènera pas à bien ce projet mais explique à quel point, malgré cette décision de tuer Hitler, il conservait des sentiments complexes à son égard mêlant répulsion, pitié et fascination.

A la fin de sa vie, Speer décrit Hitler comme frappé d’une « sénilité précoce. Ses membres tremblaient, il allait courbé, d’un pas traînant ; sa voix n’était plus assurée et avait perdu son autorité d’antan ; sa diction énergique avait fait place à une élocution hésitante et atone. Quand il s’énervait, ce qui, comme aux vieillards, lui arrivait souvent, on aurait presque cru qu’elle allait se fausser. (…) Il avait le teint blême, le visage enflé. Son uniforme, autrefois d’une propreté méticuleuse, faisait négligé, et il le salissait en prenant ses repas, car il mangeait d’une main tremblante ».

Lors de leur dernière entrevue, Hitler lui confie que la mort sera pour lui une libération « de cette existence pleine de tourments ». Goebbels, qui a lui aussi pris la décision de se supprimer, affiche selon Speer une grande sérénité face à la mort qui se rapproche… contrairement à sa femme, plongée dans des souffrances psychologiques intolérables à l’idée de tuer leurs six enfants.

Une grande leçon d’histoire

Il y a quelque chose de fascinant dans ce genre de témoignage historique hors norme : c’est de se dire que l’auteur a vécu des événements qui, pour nous lecteurs, relèvent des pages d’un livre d’histoire. Des noms comme « Goering », « Hess », correspondaient pour lui à des hommes de son entourage. J’ai d’ailleurs été très déçue qu’il n’évoque pas davantage sa réaction à l’annonce du verdict de Nuremberg.

Les condamnations à mort de plusieurs hommes clés du régime nazi étaient inévitables, beaucoup en étaient conscients d’ailleurs… et j’ai été surprise que Speer garde le silence sur ce qu’il a ressenti en tant qu’homme. Car après tout, malgré les divergences, ce sont des gens qu’il avait côtoyé de près pendant des années. Avec qui il avait parfois partagé une vraie camaraderie. Et même si leur mort était logique au vu des crimes commis, ce doit être une expérience « particulière » de voir disparaître du jour au lendemain sur une potence des gens avec qui on a travaillé pendant plus de 10 ans.

D’ailleurs, Speer l’évoque au sujet d’Hitler :

« Pour l’historien, Hitler peut bien être devenu l’objet d’études froidement objectives ; pour moi il reste aujourd’hui encore un être de chair et de sang, il garde toute la réalité d’une personne qui a existé ».

Même à la toute fin de la vie d’Hitler, alors qu’il a fomenté le projet de l’assassiner, Speer garde envers lui une grande ambivalence, tenant à le revoir une dernière fois avant la fin qu’il sait inéluctable… et s’efforce de le protéger : « Je voulais lui épargner la peine d’apprendre que moi aussi, je m’étais retourné contre lui ; une pitié grandissante pour cet homme déchu m’emplissait le cœur ».

Le livre Au coeur du Troisième Reich donne à ces gens un « visage humain ». Non, je vous rassure, on ne les trouve pas appréciables. Simplement, on sort d’une vision manichéenne où ils sont « des criminels nazis » au profit d’une vision plus fine. J’avoue que je me suis même surprise à sourire en lisant certains détails. Par exemple, quand il raconte que Rudolf Hess avait « des relations bizarres mais intéressantes ».

Ou qu’il décrit une scène où il trouve Goering vêtu d’une robe de chambre en velours vert, avec du rouge à ongles et du fard sur le visage. 

Hermann Goering

Sous la plume de Speer, le ridicule de Goering s’exprime pleinement. Gros, gras, morphinomane, radin, laissant patienter ses invités pendant des heures, « fringant et rayonnant comme un ténor d’opérette dans le rôle d’un maréchal victorieux »… Qui va jusqu’à se fâcher avec Goebbels parce qu’à cause de lui, son restaurant préféré a fermé. Ou encore qui s’endort au beau milieu d’une réunion. Je vous avoue qu’il faut se rappeler que c’est un criminel nazi ayant réellement existé car c’est la seule chose qui vous empêche de rire aux larmes tant le personnage a l’air ridicule.

Speer parle de Rudolf Hess comme quelqu’un de « trop sensible, trop franc et trop instable », qui « n’avait pas les qualités nécessaires pour s’affirmer au milieu de ces intrigues et ces luttes pour le pouvoir ». Imaginez un instant que je cache le nom de la personne concernée par cette phrase. Vous pourriez plaindre cet homme, brebis égarée dans un milieu politique trop violent pour lui. Mais on parle de Rudolf Hess, chef de la chancellerie du Parti Nazi. C’est déroutant de concilier en un même portrait la face sombre et la face plus humaine de ces gens.

Ça me rappelle ce que disait l’une des secrétaires de Goebbels, Brunhilde Pomsel : « Toute chose horrible possède aussi un côté lumineux. Rien n’est tout noir ou tout blanc, il y a toujours, en toute chose, un peu de gris ».

Pour notre génération, Hitler est ce monstre responsable d’un génocide dramatique. Il est déroutant de le voir décrit avec bien plus de complexité, dans ses goûts, ses bons et ses mauvais côtés. En soi, c’est une très grande leçon d’histoire.

Il y a des êtres que la société considère comme des monstres. Il en fait assurément partie. Et je crois qu’au plus profond de nous, nous avons envie de les voir intégralement comme des monstres. Des témoignages comme celui d’Albert Speer rappellent aussi que n’importe quel homme ayant commis des atrocités ne peut se résumer à cette étiquette de « monstre ». Qu’il y a une complexité infinie à appréhender.

L’importance primordiale de prendre de la distance

Ne vous attendez pas à entendre parler des Juifs dans ce livre, les allusions y sont rares. Speer a toujours affirmé ne pas être au courant de la Shoah. Ironiquement, il déclare ne pas être antisémite et « avoir des amis juifs ». Explication qui, comme chacun sait, est probablement la plus utilisée pour se défendre d’une accusation de racisme ! Après sa sortie de prison, il aurait donné d’après son éditeur la quasi-totalité de ses droits d’auteur à des associations caritatives juives, sous couvert d’anonymat pour qu’on ne l’accuse pas de vouloir se racheter.

Speer affirme qu’il n’a jamais cherché à en savoir plus. Il évoque ainsi la visite de l’un de ses amis à l’été 1944 :

« Parlant d’une voix hésitante, il me parut profondément troublé. Il me demanda de ne jamais accepter une invitation à visiter un camp de concentration dans le Gau de Haute-Silésie. Jamais, sous aucun prétexte. Il avait vu là-bas un spectacle qu’il n’avait pas le droit de décrire et qu’il n’était pas non plus capable de décrire.

Je ne lui ai pas posé de questions, je n’ai pas posé de questions à Himmler, je n’ai pas posé de questions à Hitler, je n’ai pas parlé de cela avec mes amis personnels. Je n’ai pas cherché à savoir, je n’ai pas voulu savoir ce qui se passait là-bas ».

C’est un point qu’il ne faut jamais oublier en lisant : ce sont des mémoires, pas un livre d’historien. Même si Albert Speer semble assumer certaines de ses responsabilités, il se présente malgré tout sous un jour très favorable et il faut garder à l’esprit que ce n’est pas forcément fidèle à la réalité. Il ne cesse ainsi de faire son mea culpa, parfois subtilement, parfois frontalement.

Les petites intrigues au sein du pouvoir paraissent souvent totalement lunaires quand on pense qu’au même moment, des millions de gens mouraient dans les camps ou à la guerre.

Des problématiques du management moderne

Autre aspect surprenant qui ressort du livre Au coeur du Troisième Reich : l’impression, parfois, de lire un véritable traité de management ! Speer, par exemple, a travaillé sur le bien-être au travail bien avant le début de la guerre, en convaincant des directeurs d’usine de fleurir les ateliers, de créer des coins de repos et des cantines… Il décrit certains « symptômes » d’Hitler que l’on définirait aujourd’hui très clairement comme du burn-out.

Un état lourd de conséquences sur ses décisions et son entourage immédiat :

« Sclérose et rigidité intellectuelles, irrésolution douloureuse, agressivité et irritabilité permanentes étaient les aspects caractéristiques de cet étrange état où le réduisirent le surmenage et la réclusion dans laquelle il se murait ».

Speer décrit cette fatigue intense qui, à un moment donné, a fini par gagner tout le cercle intime de Hitler. En tant que lecteur, on est aussi gagné par une forme d’épuisement moral au bout de quelques centaines de pages tellement il y a de jeux de pouvoir au sein du parti nazi. Ce passage en particulier résume très bien cette sensation :

« Nous vivions dans un monde où la dissimulation, l’hypocrisie et la tartuferie étaient de règle. On était entre rivaux et on échangeait rarement des propos sincères de peur qu’ils n’arrivent, altérés, aux oreilles de Hitler. On complotait, on misait sur la versatilité de Hitler, facteur important, on gagnait ou on perdait à ce jeu patelin. Les rapports étaient faussés ; moi aussi, comme tous les autres, je jouais sans scrupules de cet instrument désaccordé ».

Je ne parle même pas de tous les aspects relationnels que l’on peut analyser dans le livre : l’ambition de Speer, devenu à 36 ans « le plus jeune ministre du Reich » ; le fait qu’Hitler puisse nommer un architecte à la tête de son armement en temps de guerre… ou un négociant de vins au poste de Ministre des Affaires Etrangères. Les décisions de Speer d’obliger les hommes politiques âgés à avoir des suppléants de moins de 40 ans.

Au coeur du Troisième Reich : autres aspects marquants

L’aspect qui m’a le plus ennuyée dans ce livre concerne l’abondance de détails sur les goûts de Hitler en matière de peinture et d’architecture… et l’abondance de détails sur les décisions de Speer en matière d’armement. Je trouve à titre personnel la dimension psychologique beaucoup plus intéressante que l’exploration de tous ses choix tactiques pendant la Seconde Guerre Mondiale, le détail des armes et des chars…

En laissant cet aspect de côté, le récit de certains moments de la guerre est fascinant et il y a des scènes particulièrement émouvantes dans le livre. Ce sont des instants qui n’ont joué aucun rôle véritable dans la grande histoire mais qui avaient une valeur symbolique particulièrement forte. Je garde notamment en mémoire une anecdote concernant l’orchestre philharmonique de Berlin :

« ‘Quand on jouera la Symphonie Romantique de Brückner, avais-je dit à mes amis, c’est que la fin sera proche’. Ce concert d’adieu eut lieu le 12 avril 1945 dans l’après-midi. Dans la salle sans chauffage de la Philharmonie, sur des chaises qu’ils avaient eux-mêmes disposées, enveloppés dans leurs manteaux, étaient rassemblés les Berlinois qui avaient malgré tout entendu parler de ce concert organisé dans notre ville menacée ».

Il subsiste aujourd’hui bien peu de traces du travail d’architecte de Speer, hormis les restes des bâtiments nazis à Nuremberg (la tribune Zeppelin notamment). « Ce sont mes projets de Nuremberg qui, aujourd’hui encore, me plaisent le plus », écrit justement Speer dans Au coeur du Troisième Reich.

Albert Speer et Hitler

A la fin du livre, on trouve une foule d’informations complémentaires sur les faits, le contexte historique… et je vais conclure ce très long commentaire du livre sur une phrase de Speer lui-même :

« Il y a des choses dont on est coupable même quand on pourrait se trouver des excuses, simplement parce que la dimension des crimes va tellement au-delà de toute mesure que, devant eux, toute excuse humaine est réduite à néant ».

Albert Speer est sorti de prison en octobre 1966 après avoir purgé une peine de 20 ans. Il avait alors 59 ans. Il a publié ses mémoires, donné de nombreuses interviews dans le monde entier, avant de mourir d’un infarctus à Londres le 1er septembre 1981…


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